Tout a commencé au Kazakhstan à la fin des années 80′ et au début des années 90′, à la période que l’on appelle encore aujourd’hui « la génération perdue ». Celle des années transitoires de la perestroïka, celle qui m’a appris la mode. Notamment grâce aux premiers magazines imprimés sur papier glacé, apparus enfin dans les milieux pauvres détachés du monde civilisé, le pays des bâtisseurs du communisme des « années charnières ».
En regardant des images parfaitement construites de top-modèles étrangers, les filles russes se sont mises à rêver, se regardant dans les miroirs.
La société des adolescentes était conditionnellement divisée en deux camps : d’un coté il y avait celles qui rêvaient de devenir mannequin. Cependant, elles n’avaient pas les attributs physiques attendus (taille, maigreur…). Elles espéraient tout de même devenir des modèles pour les « sous-vêtements » ou des modèles « photo » (où la taille et le galbe des seins et des hanches n’étaient pas aussi importantes que dans le cas des « cintres » de podium). De l’autre coté, il y avait celles de la minorité, qui ont plutôt été « gâtées » par la nature avec toutes les caractéristiques de la plus haute caste, mais qui, ironiquement, se sont souvent senties opprimées pour leur caractère unique et leur incohérence avec les normes moyennes. Des filles qui, en quelques années, ont lancé la tendance « slave » lors des défilés des grandes maisons de mode du monde entier.
La deuxième catégorie, en règle générale, ne cherchait pas du tout à devenir mannequin. Les filles venaient aux castings entre copines ; sur les conseils d’un ami, et parfois par désespoir, avec l’attente de gains potentiels.
Mon histoire se situe quelque part au milieu de tout ça...
Pour comprendre le contexte, familial et social dans lequel j’ai grandi à Alma-Ata dans les années 80′, je vais vous raconter quelques épisodes de mon enfance.
Un jour alors que j’avais seulement 14 ans, mon ami et moi étions en retard à l’école pour mon cours d’éducation physique. Un professeur que l’on surnommait « Monsieur Bouteille », nous voyant attendre debout, a jeté un coup d’œil à l’entrée du hall et m’a demandé : « Tu fais le trottoir ? »
« Ça veut dire quoi ‘faire le trottoir’ ? » ai-je alors demandé à mon amie.
Le soir même, j’ai raconté à ma famille ce qu’il s’était passé à l’école. Papa était tellement choqué qu’il est allé voir le directeur.
Par ailleurs, au lycée, alors que j’étais en première, ma mère m’a tricoté des collants bas, ajourés et très beaux. A cette époque, aucun accessoire de mode n’était encore commercialisé. Peut-être que ces bas, ou mon apparence de modèle déjà établie à l’époque, ont attiré sur moi l’attention du garçon le plus séduisant de notre école : un athlète de basket, objet de désir de toutes les filles. Notre amour était platonique.
À l’âge de 16 ans, j’étais maigre et grande avec mes traits quelque peu aristocratiques. Grâce à cela, j’ai finalement décidé de suivre les conseils de mon entourage, dont mon père. Une maison de tricotage locale avait placé une annonce pour un casting de mannequins, et je suis allée « voir ». Arrivés à l’heure et à l’endroit indiqués, nous, ainsi que d’autres candidats, faisions fait la queue lorsqu’une femme s’est approchée de moi. Elle m’avait alors fait sortir de la file d’attente pour me mesurer (poitrine, taille, hanches) et… m’avait alors invitée à travailler comme « démonstratrice de vêtements ».
Mes camarades de classe avaient enfin une bonne raison de m’envier et j’ai, à mon tour, pris le chemin qui, bien des années plus tard, m’a conduit à Paris, où je quitterai le Kazakhstan, puis la Russie, pour faire carrière et me construire une vie personnelle et professionelle. Cependant, à l’époque je ne rêvais même pas de vivre en France…
Depuis ce jour, j’apprenais à marcher « correctement » avec un livre sur la tête afin de maîtriser les compétences d’un mannequin.
Le tournant de ma carrière a été le passage à l’ouverture du Théâtre de la mode « Symbat » dans notre ville. Avec la troupe théâtrale, dont je faisais partie avec d’autres garçons et filles, nous avons fait une tournée au Kazakhstan. Et le grand couturier Pierre Cardin est venu nous voir.
À cette époque, le concept moderne de podium n’existait pas encore au Kazakhstan. Le travail d’un mannequin représentait un concept situé entre modèle et actrice. Les collections étaient alors présentées sur des scènes de théâtre et très peu sur les podiums. J’avais pour habitude de danser la chorégraphie du Lac des cygnes en coulisse, avant de défiler sur la scène. C’était ma manière à moi de détendre l’atmosphère et de faire rire les équipes.
C’est dans « Symbat » qu’on m’avait appris à être modèle. Notre professeur Igor Mikhailovich Gorbatenko nous avait donné des leçons qui, je le comprends maintenant, vont bien au-delà du développement personnel. Ainsi, lorsque le train s’était arrêté en tournée au milieu de la steppe, j’avais dû me tenir devant tout le monde et dire : « Ah, comme je suis belle ! » Avec du recul, c’était un exercice formateur et enrichissant. A l’heure actuelle, on dirait de ce professeur qu’il est un brillant psychologue, coach et gourou. Igor Mikhailovitch était un homme extraordinaire en tout point : il lisait les lignes de la main et m’a prédit que j’allais « aller loin ». Et ce n’est pas tout… il a aussi composé un poème pour moi. En voici un bref extrait :
Mais Ludmila n’avait pas peur,
Elle était à l’étranger.
Vous auriez pu le voir tout de suite,
Sans même qu’elle ait parlé.
À 18 ans, suivant la règle tacite de notre troupe de l’époque de «Théâtre de mode » j’ai épousé un athlète.